LE VIEIL HOMME AUX OISEAUX
De passage à Paris, j’étais arrivée au Quartier Latin une demi-heure trop tôt pour un rendez-vous concernant mon travail. Je décidai donc d’aller faire un tour au jardin du Luxembourg, où un banc bien exposé au soleil me sembla l’endroit idéal pour y passer cette demi-heure d’attente.
Un vieil homme se dirigeait, à petits pas, vers un banc qui se trouvait à une dizaine de mètres du mien. A peine se fut-il assis qu’une nuée de moineaux obscurcit tout à coup le ciel bleu de cette belle fin d’après-midi d’automne.
Ils se posèrent autour de lui, mais aussi sur lui. Ses épaules, ses bras, et même sa tête, soudain couverts de plumes, lui donnaient l’apparence d’un personnage de légende, mi-homme mi-oiseau. Il ouvrit un sac en plastique et en sortit des morceaux de pain qu’il jeta autour de lui avec le geste lent du semeur, sans pour cela les effrayer. Puis il emplit ses mains de miettes, et les moineaux les plus audacieux s’y précipitèrent. Il en avait un sur chaque doigt. Au bout de quelques secondes, d’autres venaient chasser les premiers qui leur laissaient la place, et ainsi de suite....
Fascinée par ce spectacle, je m’approchai prudemment. Le vieil homme leva la tête et m’adressa un sourire rayonnant de bonté. Dans ce vieux visage tout ridé, je fus étonnée de trouver des yeux d’un bleu très pâle et un regard candide qui me fit penser à celui du Petit Prince de Saint-Exupéry.
"N’ayez pas peur, vous pouvez vous approcher". De sa voix douce, on aurait dit qu’il essayait de m’apprivoiser. J’obéis sur la pointe de pieds, pour ne pas faire fuir les oiseaux, et je me trouvai bientôt tout près de lui. J’eus l’impression d’être entrée dans un cercle magique. Il irradiait en effet de lui une telle sérénité, un tel accord avec la nature que je m’en sentais tout imprégnée. Cinq minutes plus tôt, mon seul désir était que soit accepté le résultat d’un an de travail, que je serrais précieusement contre moi, dans mon sac. J’avais rêvé qu’on me dise : "C’est formidable ce que vous avez fait. C’est exactement ce dont nous avons besoin". Seul comptait alors pour moi le jugement qui allait tomber quelques minutes plus tard. Maintenant, tout cela me semblait sans importance. J’enviais cet homme, et j’aurais donné n’importe quoi pour tenir moi aussi dans ma main, ne serait-ce que quelques secondes, un de "ses" moineaux.Comme s’il avait entendu ma prière muette, il me proposa : "Prenez du pain et mettez-le dans votre main. Ils vont venir". Je protestai : "Mais ils ne me connaissent pas, ils vont avoir peur de moi !". Il me rassura d’un sourire : "Non, tant que vous êtes à côté de moi, iIs savent que vous êtes une amie". En effet, en l’espace d’un instant, j’eus dans la main quatre ou cinq petites boules de plumes toutes chaudes et palpitantes. Je ne sais pas combien de temps cela dura... un instant d’éternité....
Des pleurs d’enfants m’ont rappelée à la réalité et je me suis tout à coup souvenue de mon rendez-vous. J’ai pris rapidement congé du vieil homme, et je suis partie en courant. Quand je suis revenue une demi-heure plus tard, avec les restes d’un pain au lait, le vieil homme n’était plus là. Je me suis assise et j’ai jeté quelques miettes pour attirer les moineaux, qui se sont très vite approchés. Mais j’ai eu beau ensuite leur présenter mon offrande, la main complètement immobile et en retenant mon souffle, aucun ne s’est approché de moi à plus d’un mètre. Le charme était rompu.
Si vous traversez un jour le jardin du Luxembourg, et que vous voyez l’homme aux oiseaux, approchez-vous doucement de lui. Peut-être aurez-vous aussi la chance qu’il vous fasse entrer dans son cercle magique.
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